Le Don, le Talent et le Génie
Ou Les Trois Petits Cochons de l’individualisme forcené

Vous connaissez l’histoire non ?
La version Disney de 1933
Chaque petit cochon part de son côté bâtir sa maison pour se protéger du grand méchant loup et à la fin c’est celui qui s’est fait une maison de briques qui parvient à se protéger du danger et accessoirement peut sauver les deux autres
Ce qu’on connaît moins en revanche c’est la morale de cette histoire. Et disons-le tout net elle semble avoir été pensée entre deux verres de schnaps par un groupe d’individualistes forcenés
Du coup elle est assez basique et évidente : seul un travail individuel acharné vous protègera au mieux des dangers de ce monde
Le danger c’est le loup
La maison de briques c’est le travail acharné
Ce qui est moins évident par contre c’est l’idéologie implicite planquée derrière l’histoire
Car dans le monde des trois petits cochons, on ne coopère pas. Ce n’est pas une option pour résoudre les problèmes et chacun.e est livré.e à soi-même face à l’adversité
Ça vent du rêve hein ?
C’est ça qu’on appelle l’individualisme forcené. C’est lorsque l’action collective n’est même pas pensée, même pas envisagée
Donc bref, dans ce monde, si vous ne travaillez pas suffisamment, soit vous vous faites bouffer soit vous devez vous humilier devant un pouvoir absolu
Ben oui car les deux autres petits cochons après la destruction de leur maison se retrouvent dans une situation de dépendance extrême vis-à-vis du troisième qui a littéralement le droit de vie ou de mort sur eux. Il a le choix lui. Eux non
Le premier avait qu’à fournir un effort
Le second aurait dû fournir plus d’efforts
C’est leur faute s’ils se retrouvent dans cette situation. Ils n’avaient qu’à travailler plus
Bien sûr que non
C’est par leur faute
C’est la faute du monde dégueulasse dans lequel leurs créateurs sadiques les ont plongés en leur maintenant bien la tête sous le niveau de flottaison
Car encore une fois, ils auraient très bien pu la construire ensemble leur maison
Plus rapide, plus efficace, moins d’efforts à fournir, moins de danger
Bon alors quel parallèle on peut dresser avec le monde artistique ?
C’est qu’en art, il ne suffit pas d’avoir un don ou du talent, ce qu’il faut c’est du génie
La maison de paille c’est le don qui, par définition, représente le non-effort. C’est cadeau, c’est là et c’est comme ça. C’est arbitraire
La maison de bois c’est le talent. Il nécessite un minimum de travail pour se révéler. Mais si on n’en fait pas suffisamment on est pas bien différent.e des autres qui ont du talent et qui travaillent également. Ça suffit pas pour se distinguer
La maison de briques c’est le génie. Il en faut du travail pour prétendre à ce statut. C’est le seul qui nous octroie un pouvoir à même de nous protéger du danger
Et le danger pour les artistes c’est pas le grand méchant loup
C’est la concurrence. C’est les autres. Les autres artistes
Pourquoi ?
Parce qu’on vit dans un monde où les individus sont mis en concurrence qu’ielles le veuillent ou non. BienvenuXes dans le régime capitaliste !
Cela passe par les positions de pouvoir occupé.e.s par les un.e.s et pas par les autres selon des critères parfois arbitraires où les mécanismes de cooptation règnent en maîtres. Ceci conditionne des rapports de travail toxiques, des abus de pouvoir, l’exclusion de celleux qui ne cadrent pas avec les valeurs dominantes et leurs pseudos critères d’excellence, etc
Dans ce monde, chaque artiste garde secrètement l’espoir de percer un jour. C’est-à-dire de s’extirper de cet environnement délétère. De prendre du recul, de la hauteur, du pouvoir
La seule façon d’y arriver c’est de faire des efforts nous dit-on
Ce qui implique d’être le ou la plus performant.e possible, jouer des coudes s’il le faut pour passer devant les autres, se battre pour obtenir des subventions avant les autres, avoir suffisamment de visibilité pour ne pas devoir mettre la clé sous la porte, sourire alors qu’on ne veut pas sourire, se compromettre jusque dans ses valeurs les plus fondamentales pour rester compétitif.ve, savoir se vendre comme on dit…
Le monde des trois petits cochons quoi…
Alors on dit pas que la situation est toujours aussi effroyable et caricaturale hein
Car dans la réalité, la coopération et l’action collective sont des options. Tant et si bien que ce sont elles qui structurent l’action artistique réelle
Toute œuvre d’art est le produit d’une action collective
Un.e peintre a besoin de matériel produit par les autres
Un.e écrivain.e a besoin d’un ordinateur produit par les autres
Un.e graffeur.se a besoin de bombes de peinture produites par les autres
Un.e artiste scénique a besoin d’un espace construit, entretenu et géré par les autres
Etc
Mais surtout et ce quel que soit le cadre d’action artistique envisagé, on a besoin de publics
A tel point que sans ces publics, rien ne peut exister
Car oui. Le public c’est la société avec qui l’artiste entre en communication
Mais s’il y a personne en face pour communiquer ? Eh bien ça ne sert strictement à rien de beugler ce qu’on a à gueuler
Donc pour résumer
L’action artistique quelle qu’elle soit est le produit d’une action collective
Qu’on le veuille ou non
Donc penser les notions de don, de talent et de génie au travers d’un prisme exclusivement individuel ne présente qu’un intérêt très relatif
L’artiste est loin d’être seul.e à participer à l’action artistique et ses capacités propres prises individuellement n’ont finalement que peu d’importance en réalité
Ces capacités ne trouvent leur valeur, et donc leur sens, que si on les inscrit dans les processus de l’action collective réelle
Dans la réalité les trois petits cochons auraient construit ensemble une maison bien plus solide qui les aurait bien mieux protégés du danger et ils ne se seraient pas retrouvés avec des rapports de pouvoir complètement déséquilibrés
De la même façon, lorsque les travailleur.se.s des mondes artistiques prennent conscience du caractère fondamentalement collectif de leurs actions, ielles se donnent la possibilité de bâtir un avenir plus solide qui atténue de fait le danger que représentent les effets néfastes de leur mise en concurrence forcée
Donc voici une proposition taillée à coups de serpe pour penser le don, le talent et le génie dans une perspective collective :
Le don collectif c’est ce que le groupe a à disposition
Le talent collectif, c’est la capacité du groupe à se mettre en mouvement
Le génie collectif, c’est l’action concrète du groupe qui atténue les effets des mises en concurrence
Alors d’accord c’est un peu vite balancé entre la poire et le fromage donc faudra y revenir en détails
Mais à quoi ça sert de voir les choses de cette façon-là ?
Ça sert d’abord à réaliser que le don, le talent et le génie individuels sont complètement à côté de la plaque car hors de la réalité collective des processus d’actions artistiques
Ensuite, ça sert à prendre conscience qu’un projet artistique, comme il est nécessairement collectif, peut être pensé aussi comme un projet de société
Car un collectif, quelle que soit sa taille ou son nombre, c’est déjà une société
Et une société c’est politique
L’art est politique
De toute façon
Ça fera sûrement chier certain.e.s
Mais c’est comme ça
Et donc faut le thématiser avec des grilles de lecture adaptées
Oualà !
Donc les trois petits cochons c’est de la merde
En ce qui concerne le don, le talent et le génie par contre, ça mérite qu’on s’y attarde un peu plus
Donc on y reviendra
Promis