L'Art pour l'Art

Et le "Soft Power"




Vous y croyez vous à l’art pour l’art ?

Et d’ailleurs qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce qu’on peut dire c’est que « l’art pour l’art » ça apparaît d’abord comme une revendication : l’art se suffit à lui-même et doit être exempté de toute visée utile ou morale afin de s’émanciper des injonctions de la société. Ce qui fait la valeur de l’art, c’est l’art. Point

Il y aurait beaucoup à dire évidemment…

Donc ici on va surtout s’attarder sur la notion de « visée utile » de l’art pour démontrer d’une part que la théorie de « l’art pour l’art » bien que portant une revendication légitime, se prend spectaculairement les pieds dans le tapis pour mieux se casser les dents contre un coin de commode. Et d’autre part on proposera une visée utile de l’art tournée vers l’intérêt commun de la société. C’est-à-dire l’intérêt démocratique

L’art a toujours une visée utile quelle qu’en soit la nature. On ne peut s’y soustraire
L’utilité d’une action c’est ce qui fait sa valeur et par conséquent son sens

Donc à la question de savoir :
Pourquoi on fait de l’art ?
La théorie de « l’art pour l’art » répond :
Parce que
Et pis c’est tout
Et pis voilà
Nananère !

Foudroyant de subtilité intellectuelle

Mais c’est quand même plus profond que ça

« L’art pour l’art » en décrétant que l’art n’a pas à justifier d’une quelconque utilité proclame automatiquement son inutilité et ce même sans le faire exprès

L’art n’a pas à être utile. Donc il est inutile. C’est tautologique

Dès lors il ne faut pas s’étonner de voir les clichés suivants s’exprimer dans la société :

« T’as tellement de chance de faire ce que tu aimes »
« L’art est un hobby »
« On ne fait pas de l’art pour l’argent »
« Et sinon tu fais quoi comme vrai métier ? »
Etc

Alors évidemment ce ne sont sans doute pas les conséquences souhaitées par ce pauvre Théophile Gautier, artisan de la théorie de « l’art pour l’art ». Et puis on va pas tout lui mettre sur le dos non plus. Il faut savoir respecter le repos des morts

Non. C’est pas tout de sa faute. Ces clichés perdurent car ils ont une fonction objective :

L’exploitation des travailleur.se.s artistiques

Si vous êtes inutiles, pas besoin de vous payer ni de reconnaître votre travail car ce n’est pas un travail
Et donc on peut vous exploiter allégrement pour par exemple :

Vendre tout un tas de produits commerciaux qui ont une valeur utile eux
Vous instrumentaliser à des fins de propagande politique
Vous utiliser pour établir un pouvoir hégémonique

Ça s’appelle le « Soft Power ». C’est américain. Epatant n’est-ce pas ?

La visée utile de ce concept c’est de pouvoir influencer les autres Etats pour son propre intérêt sans avoir recours à des moyens coercitifs (comme la force brute par exemple)

Pour ce faire, les Etats-Unis ont donc proposé le plan Marshall à l’Europe au sortir de la seconde guerre mondiale

Ce plan a octroyé des milliards de dollars aux pays européens afin de les aider à se reconstruire à la condition que ces derniers importent un montant équivalent de produits américains

C’est pour ça qu’en Europe on goge dans une piscine olympique de culture et d’idéologie américaines depuis des dizaines d’années

Cette culture, cette idéologie, c’est le libéralisme. Dans son expression la plus caricaturale, elle postule que l’individu est fondamentalement libre et auto-déterminé

Si on pousse ce raisonnement à l’extrême (néolibéralisme/ultralibéralisme), on se prend les pieds dans le même tapis que la théorie de « l’art pour l’art »

Car si l’individu est fondamentalement libre, on nie tout effet structurel sur ce dernier et on décrète qu’il est hors de la société car non influencé par elle

Et donc on tombe fatalement sur les autres savoureux clichés que voici :

« Si tu réussi pas c’est que tu as pas assez travaillé »
« Donc si t’es précaire c’est bien de ta faute »
« Il faut savoir souffrir pour réussir »
« Si t’as rien à dire c’est que t’as pas assez souffert dans la vie »
« Si t’as pas assez d’opportunités de travail c’est parce que tu sais pas te vendre »
Etc

Ben oui. Si vous êtes libres et auto-déterminé.e.s c’est bien de votre faute si vous galérez

Et donc la conjugaison des conséquences idéologiques de « l’art pour l’art » et de l’ultralibéralisme nous amène à une double injonction impossible à résoudre pour les artistes ni même pour qui que ce soit d’ailleurs

D’un côté vous n’avez pas à justifier de votre utilité et de l’autre vous êtes sommé.e.s de travailler davantage afin de vous valoriser. Sauf que pour vous valoriser, vous êtes obligé.e.s de justifier de votre utilité

Donc on est piné.e là

Mais en fait c’est normal. Car ces idéologies, dans le cadre d’un monde capitaliste, ont une fonction objective bien définie qui n’a rien à voir avec la célébration de la beauté intrinsèque de l’art ni avec le bien-être des individus

Cette fonction, on radote, c’est l’exploitation des travailleur.se.s pour maintenir et/ou accroître un pouvoir hégémonique

Et lorsqu’on pousse la logique de pouvoir hégémonique à son paroxysme, on se dirige fatalement vers une configuration totalitaire du pouvoir
C’est-à-dire un pouvoir qui, pour légitimer et conserver sa position, a tout intérêt à faire croire aux individus qu’il exploite qu’ielles n’ont pas de valeur
Et pour bien enfoncer le clou, on met ces individus dans une situation de mise en concurrence forcée où ielles doivent constamment justifier de leur utilité
Et donc on les met sous pression, on les épuise et on les divise afin qu’ielles ne puissent ni prendre conscience de leur pouvoir d’action collectif ni encore moins se mettre en mouvement pour défendre leur intérêt commun

En d’autres termes, c’est un cadre idéologique profondément anti-démocratique dont la fonction objective est fondamentalement ennemie de l’intérêt commun. C’est-à-dire l’intérêt démocratique. C’est-à-dire l’intérêt du collectif

Et donc l’art dans tout ça ?
Il fait quoi ?

Eh bien l’art il a deux options et deux seulement :

Soit il décide de ne pas prendre ces enjeux idéologiques en considération et donc il risque fatalement de servir leur but totalitaire
Soit il décide de prendre acte de ces enjeux et d’y apporter la seule réponse qui soit : la défense de l’intérêt commun démocratique

A l’heure où nombre de corps de métiers artistiques, du fait de leurs situations précaires, portent des revendications légitimes quant à la reconnaissance de leur travail et à sa valorisation, ielles sont amené.e.s à justifier de leur utilité dans la société

Et cette utilité elle peut prendre plusieurs formes comme on vient de le voir
Il ne suffit pas de proclamer la valeur intrinsèque de l’art comme un absolu qui va de soi
Car ce qui compte réellement c’est sa visée utile qui s’exprime dans la société

Octroyer davantage de fonds publics aux milieux artistiques d’accord
Mais seulement si c’est pour servir l’intérêt commun
Sinon ça n’a aucun sens de leur filer le pognon du collectif

Ce qu’on propose donc ici, c’est d’inscrire les cadres de l’action artistique dans une visée utile à l’intérêt commun de la société

L’intérêt commun numéro un de la société c’est l’intérêt démocratique. Car sans pouvoir ben on fait pas grand-chose. Pour ne pas dire strictement rien

Dire ceci ça sert à appuyer une fois de plus que l’action artistique est ancrée dans la société, qu’elle n’est pas hors-sol et qu’elle est politique

Les mondes artistiques ont sans nul doute plein de trucs intéressant à dire
On doit juste pas oublier que ces trucs ils les disent à la société et dans la société
Et que la visée utile de l’art doit être questionnée avec une grille de lecture qui ne soit pas seulement économique et sociale mais aussi, et surtout, politique

Oualà !

Evidemment ça mérite encore beaucoup qu’on s’y attarde
Donc on y reviendra

Promis

Ecrivez pour La Revue

Un démontage de cadre
Une proposition d'action
Un retour d'expérience
Une idée courte
Un autre truc
Votre adresse mail
Recherche